Cardinal in pectoreUn cardinal in pectore (en latin « dans la poitrine » au sens de : « dans le cœur ») ou in petto (en italien), est dans l'Église catholique un homme secrètement créé cardinal par le pape. Son identité n'est pas révélée publiquement et le pape garde son nom pour lui, « dans son cœur ». Le pape peut prendre cette décision, par exemple, pour ne pas nuire à ce nouveau cardinal en cas de répression politique ou de persécutions religieuses dans son pays. Ce choix ne prend juridiquement effet que lors de sa publication, notamment quand le décret de nomination est présenté lors d’un consistoire. Tant que la décision du pape n'est pas officielle, le cardinal in pectore n’a ni les privilèges ni les droits d’un membre du Collège des cardinaux. DescriptionCe droit du pape, rarement exercé, l'est dans des circonstances où il veut donner aux historiens une marque de l'honneur qui lui semble dû à un ecclésiastique, mais sans mettre en danger ce dernier à cause des risques de persécution qui existent à ce moment-là. Les cardinaux nommés in pectore ne sont pas nécessairement informés de leur statut, en particulier lorsqu'il existe des risques d'interception des communications papales dans des régimes hostiles[1]. Ils ne peuvent d'ailleurs pas exercer leurs fonctions de cardinal tant que leur nomination n'est pas annoncée publiquement. Une fois l'annonce faite, leur ancienneté dans le Sacré Collège compte à partir de la date de la reservatio in pectore et non à partir du moment où elle est annoncée. La conservation de la préséance est d'ailleurs un des intérêts du procédé[2]. Les papes peuvent choisir de garder le secret sur les identités des cardinaux pour diverses raisons :
Les cardinaux in pectore ne peuvent participer à des conclaves que si leurs noms sont révélés publiquement par le pape avant son décès. S'il ne le fait pas, leur cardinalat cesse à la mort de ce dernier. Le code de droit canonique définit dans son canon 351, paragraphe 3, les règles de création d'un cardinal in pectore[3] :
— Code de droit canonique – canon 353 § 3 Quatre papes, Innocent X, Benoît XIV, Grégoire XVI et Pie IX, ont été initialement créés cardinaux in pectore, mais tous ont vu leur nom rendu public très peu de temps après. Parmi les régions où l'on pense qu'il y a eu des cardinaux in pectore dont les noms n'ont jamais été révélés, on compte la République populaire de Chine et, avant la chute de l'Union soviétique et l'effondrement du rideau de fer, l'Europe centrale et orientale. L'expression italienne in petto est également utilisée communément[4]. HistoireCette tradition remonte au XIVe siècle, il n'était alors pas rare que le souverain pontife désigne des cardinaux sans qu'une publication soit faite. Cette situation n'était pas sans poser problème en cas de réunion d'un conclave. Eugène IV considéra qu'un cardinal dont le nom n'aurait pas été publié ne pouvait participer à un conclave mais c'est Urbain VIII, au XVIIe siècle, qui posa les règles encore en vigueur aujourd'hui[2]. Du XIVe au début du XVIe siècleLes premiers cardinaux créés sans publication le sont par Martin V en 1423, mais cette approche diffère de la nomination in pectore ultérieure, en ce que le pape a néanmoins informé les autres cardinaux de son choix[1],[5],[2]. Les deux cardinaux sont Domingo Ram i Lanaja[6] et Domenico Capranica[7], créés par consistoire secret du et révélés le [8]. Martin V nomme Prospero Colonna et Giuliano Cesarini le mais ne les présente que le . Lors de ce dernier consistoire, il crée aussi deux cardinaux, Juan Casanova et Guillaume de Montfort, dont la nomination est rendue publique par son successeur, Eugène IV, respectivement en et . Certaines sources mentionnent aussi la création en secret de Stefano Mucciarelli (it)[9], mort avant la publication, et de Leonardo Dati[10], mort le jour même, [11]. Le pape Calixte III nomme deux cardinaux sans publication :
Pie II nomme le cardinal Burkhard Weisbriach par consistoire du mais ne publie cette création que le . Paul II crée cardinal, à la fin de l'année 1464 ou au début de 1465, l'évêque Teodoro de Lellis (it) mais ce dernier meurt avant que ne soit publiée sa nomination[12]. Il en est de même pour le patriarche de Venise Giovanni Barozzi (it). Lors du consistoire du , il crée deux cardinaux en secret : Hugues de Coat-Trédrez, évêque de Tréguier, et Pedro Ferris, évêque de Tarazona. Le premier meurt avant d'être révélé, le second est finalement créé cardinal par le pape Sixte IV lors du consistoire du 18 décembre 1476[11]. Au début de l'année 1471, Paul II crée quatre cardinaux en secret, Jean Vitéz, prélat de Hongrie ; Pietro Foscari, Ferry de Clugny et Giovanni Battista Savelli ; le premier meurt sans être révélé, les trois derniers font partie des promotions de 1477 et 1480 du pape Sixte IV[13]. En 1474, Sixte IV, selon plusieurs sources, nomme cardinal l'évêque du Mans, Thibault de Luxembourg, mais ce dernier meurt le , lors de son voyage vers Rome, alors qu'il s'apprête à recevoir cette dignité[11],[14]. Lors du consistoire secret du , le pape Innocent VIII crée trois cardinaux dont il ne publie pas la nomination :
Selon l'Annuaire pontifical catholique de 1934, les cardinaux suivants ont été nommés par Innocent VIII sans jamais être publiés : Pantaleone Cibo, Nicolas de Cibo, Hermolao Barbaro, Fryderyk Jagiellończyk et Hippolyte Ier d'Este[11]. Ces deux derniers ont été créés par Alexandre VI lors du consistoire du . Alexandre VI, dont l'habitude est de créer des cardinaux lors de consistoires et de ne les publier que quelques jours plus tard, crée cinq cardinaux dont la révélation est réalisée plusieurs mois après :
Un cardinal est aussi nommé par Alexandre VI lors du consistoire du mais son nom n'a jamais été révélé[15]. Il peut être considéré comme le véritable premier cardinal nommé in pectore. Trois autres cardinaux semblent avoir été créés sub silencio mais leur nomination n'a jamais été confirmée ni révélée : l'ambassadeur de l'électeur de Saxe auprès du Saint-Siège prénommé « Johann », de patronyme inconnu (en 1499)[16], Pietro Ciera, protonotaire apostolique de Venise (en 1501)[17] et François de Busleyden, archevêque de Besançon (en 1501)[18]. Jules II, dont les publications sont elles aussi décalées de quelques jours, nomme :
Selon certaines sources, Vincenzo Quirini, patricien, humaniste et diplomate vénitien, a été créé cardinal par Léon X mais cette nomination n'a jamais été publiée[19]. On évoque aussi la nomination, à la fin de 1522 ou au début de 1523, par le pape Adrien VI de l'évêque polonais d'Ermeland, Fabien de Lossainen, mais qui meurt peu après, le , alors que son chapeau cardinalice lui a déjà été expédié[20]. Du XVIe au XVIIe siècleLe secret des créations cardinalices s'étendait essentiellement, depuis Martin V et avec ses successeurs, au Collège des cardinaux, que le pape enjoignait simplement mais fermement de ne pas divulguer la confidence. Mais la réaction du collège à ces nominations « secrètes » fut variée : ainsi, certains cardinaux furent finalement admis au conclave par décision collégiale, certaines nominations furent perdues à jamais et d'autres furent reprises par le successeur d'un pape défunt n'ayant pas publié sa décision avant sa mort. Le changement introduit par Paul III consistait à conserver le secret de ces nominations non publiées « dans son cœur », in pectore, tout en formalisant la proclamation par ces mots : alios autem in pectore reservamus arbitrio nostro quandocumque declarandos[21]. Les premiers cardinaux créés in pectore par Paul III sont Niccolò Caetani et Jérôme Aléandre, par consistoire du . Leurs noms ne sont révélés que le . D'après Conradus Eubel, le pape a réservé in pectore un certain nombre de cardinaux qui n'ont finalement jamais été révélés. C'est ainsi que l'évêque de Côme, Bernardino della Croce (it), après avoir fait pression sur le cardinal Alexandre Farnèse, neveu de Paul III, se présente au Sacré Collège à la mort du pape en 1549 en déclarant avoir été créé in pectore, ce que les cardinaux refusent de reconnaître[22]. En revanche, les noms qui suivent ont fait l'objet d'une publication ultérieure[23] :
Le pape Jules III crée cardinal in pectore l'archevêque de Manfredonia, Sebastiano Antonio Pighini, lors du consistoire du et le révèle le [25]. Le patriarche d'Aquilée, Daniel Barbaro, est créé in pectore par Pie IV le pour éviter les protestations diplomatiques en raison de son rôle d'ambassadeur de la République de Venise auprès d'Élisabeth Ire, mais cette nomination n'est révélée que dix ans plus tard, en 1571, à titre posthume[23],[26],[27]. Près d'un demi-siècle plus tard, le , en pleine Contre-Réforme, le pape Paul V crée in pectore l'évêque de Vienne Melchior Klesl, qu'il présente le . Urbain VIII, afin d'éviter les différends qui ont pu surgir précédemment, stabilise la coutume qui permet à un pape de réserver certaines créations de cardinaux « dans son cœur » et, surtout, selon sa propre volonté et sa propre autorité, sans avoir à en référer au Sacré Collège. Il précise d'autres cas de création in pectore : la possibilité que le prélat refuse cette élévation, qu'il soit déposé ou substitué avant la révélation ou pour éviter une promotion publique[28]. Ces règles sont conformes à son gouvernement de l'Église, dans laquelle il fait figure de souverain absolu, et à son désir de réduire l'influence des cardinaux, car, s'il leur accorde en 1630 le titre d'éminence et le rang de prince de l'Église, il façonne lors de son très long pontificat un collège plutôt terne qu'il peut diriger à sa guise[29]. Il nomme en tout dix-huit cardinaux in pectore sur les 78 créés lors de huit consistoires, mais quatre d'entre eux n'ont jamais été révélés[30],[29]. Les quatorze autres sont connus :
Innocent X, lui-même créé in pectore par son prédécesseur, nomme cinq cardinaux de la même façon :
Sur les six consistoires convoqués par Alexandre VII, deux sont entièrement consacrés à la création de cardinaux in pectore. Sur 38 créés, 17 le sont de cette manière :
Clément IX a créé un cardinal in pectore lors du consistoire du qu'il a publié le de la même année : Luis Manuel Fernández de Portocarrero-Bocanegra y Moscoso-Osorio. Lors du consistoire de Clément X le , seuls des cardinaux in pectore ont été nommés : l'Allemand Bernard-Gustave de Bade-Durlach, révélé le , le Français César d'Estrées et l'Autrichien Johann Eberhard Nithard, tous deux publié le . Federico Baldeschi Colonna a été créé le et révélé le . Si Innocent XI et Alexandre VIII n'ont pas utilisé cette faculté, leur successeur Innocent XII a nommé six cardinaux in pectore, deux créés lors du consistoire du n'ont jamais été publiés[32] :
Au XVIIIe siècleÀ l'exception d'Innocent XIII, dont le pontificat a duré moins de trois années, tous les papes du XVIIIe siècle ont recouru au procédé de création in pectore. L'hostilité envers le catholicisme étant croissante dans la seconde moitié du siècle au sein de plusieurs gouvernements, ces nominations deviennent plus nombreuses. Le pape Benoît XIV crée deux cardinaux in pectore lors du consistoire du mais il annonce dans celui du qu'ils sont morts[33]. Le , lors du consistoire qui élève aussi au rang de cardinal le prochain pape Pie VI, Clément XIV crée onze cardinaux in pectore dont les noms n'ont jamais été publiés[33]. Pie VI nomme trois autres cardinaux in pectore dont les noms ne sont jamais révélés, malgré la longueur de son pontificat : deux lors du consistoire du et un le [33]. Au XIXe siècleLe pape Pie VII, à l'issue de la Révolution française qui a développé un fort sentiment anticlérical, recourt vingt-six fois à ce procédé de création de cardinaux in pectore. Les relations difficiles avec l'empereur Napoléon Ier le poussent à reporter la révélation de douze cardinaux sur les vingt-cinq nommés lors du consistoire du . Le , un cardinal est créé in pectore, mais meurt avant que son nom ne soit publié et reste inconnu[35]. Lors de la Seconde Restauration française, il élève onze cardinaux in pectore sur les 32 nommés lors du consistoire du . Son successeur Léon XII a nommé neuf cardinaux in pectore, en incluant l'historien anglais John Lingard, qui n'a jamais été publiquement révélé. Avec l'éclatement de révolutions majeures à travers l'Europe à la fin des années 1820, le recours à cette pratique de nominations est en forte augmentation. Pie VIII, par le consistoire du , a créé huit cardinaux in pectore mais sa mort quelques mois plus tard a emporté le secret de leurs noms[35]. Grégoire XVI est le pape qui a nommé le plus grand nombre de cardinaux in pectore, soit 41 sur un total de 81. L'un d'entre eux, créé le , n'a jamais été révélé, pas plus que les quatre cardinaux nommés le ni le cardinal nommé le [35], que certaines sources affirment être Alerame Maria Pallavicini, majordome du pape, que Pie IX a par la suite refusé de publier[36]. Mais après le Printemps des peuples, les nominations in pectore deviennent moins nombreuses. Pie IX n'y recourt que neuf fois sur 123 cardinaux créés tandis que Léon XIII n'en crée que huit en secret sur 147. Lors du consistoire du , ce dernier annonce que deux cardinaux nommés in pectore le sont morts ; leurs noms ne sont pas connus[35]. Au XXe siècle
Le seul cardinal in pectore créé par le pape Pie X, le , est António Mendes Bello, patriarche de Lisbonne, en raison de la Révolution au Portugal de 1910 ; celui-ci, expulsé de Lisbonne en 1911, est révélé le [40]. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, le , Benoît XV crée in pectore l'Allemand Adolf Bertram. Son nom est publié le . Lors du même consistoire, un cardinal est créé in pectore mais son nom n'a jamais été divulgué ; il pourrait s'agir du prince-archevêque de Prague, Paul Huyn (en), contraint de fuir l'archidiocèse le , après la proclamation de la République de Tchécoslovaquie [41]. Lors du consistoire du , Pie XI crée in pectore les Italiens Federico Tedeschini et Carlo Salotti dont les noms sont publiés le [42]. En pleine guerre froide, Jean XXIII crée in pectore 3 cardinaux le . Leurs noms n'ont jamais été révélés mais l'ancien secrétaire personnel du pape, Loris Francesco Capovilla déclare en 2007 que l'un d'eux est Francesco Giuseppe Lardone (it), nonce apostolique en Turquie, dont les actions diplomatiques avec les gouvernements derrière le Rideau de fer sont alors incompatibles avec le cardinalat[43]. Toujours en raison des tensions de la guerre froide, Paul VI crée en secret trois cardinaux, un roumain et deux tchécoslovaques :
Jean-Paul II utilise la même procédure pour le Chinois Ignatius Kung Pin-mei, créé in pectore le , publié le , ainsi que pour l'Ukrainien Marian Jaworski et le Letton Jānis Pujats, dont les juridictions se situent aux frontières du puissant patriarcat orthodoxe de Moscou. Ces deux derniers sont créés le et publiés trois ans plus tard.
Au XXIe siècleUn cardinal est créé en secret lors du dernier consistoire de Jean-Paul II le . Son nom n'a jamais été révélé et n'apparaît pas dans le testament de quinze pages du pape. Néanmoins, certains noms ont été évoqués, sans qu'il soit possible d'en avoir confirmation : l'archevêque de Moscou, Tadeusz Kondrusiewicz (en), critique envers l'Église orthodoxe russe, l'évêque de Hong Kong, Joseph Zen Ze-Kiun, ou le secrétaire personnel et exécuteur testamentaire du pape, l'archevêque polonais Stanisław Dziwisz[44]. Les deux derniers ont finalement tous deux été créés cardinaux par le pape Benoît XVI lors du consistoire du . Notes et références
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