L'année d'après, moins à l'aise avec le nouveau patriarche Nectaire de Constantinople, et impliqué dans une affaire sentimentale embarrassante, il décida de quitter la capitale à la suite d'un rêve qui lui proposa d'aller rejoindre Rufin d'Aquilée et Mélanie l'Ancienne à Jérusalem. Après s'être rétabli d'une crise de quelques mois et d'une santé fragilisée, il devint moine lors de la fête de Pâques383.
Durant quatorze ans, il y mena jusqu’à sa mort, ce style de vie monastique, et c'est là qu'il composa la quasi-totalité de son œuvre.
L'enseignement d'Évagre
Évagre a théorisé l’expérience spirituelle des moines du désert dans un langage inspiré de l’enseignement d’Origène.
Bien que son nom ait été inclus dans les condamnations qui ont frappé certains enseignements d'Origène lors des controverses des VIe et VIIe siècles aux conciles de Constantinople de 553 et de 680 (ce qui explique que certaines de ses œuvres aient été transmises sous des noms d'emprunt), l'influence des écrits d'Évagre sur la spiritualité de l’Orient byzantin a été considérable. Par les « Conférences » de Jean Cassien, mais aussi les traductions de Rufin d'Aquilée, cette influence s’est répandue jusqu’en Occident.
C’est de lui que provient la formulation systématique de certains grands thèmes de la spiritualité orientale : division de la vie spirituelle en vie active et en vie contemplative ; nécessité du dépouillement de toute image et de toute forme pour parvenir à la contemplation ; identification de la prière et de la théologie, qui est connaissance (gnose) de la Trinité ; notion de l’apathie, qui est tout autre chose que l’impassibilité stoïcienne — paix et douceur d’une âme entièrement purifiée par le renoncement et la charité…
Pour parvenir à faire silence et réussir à connaître Dieu, le chrétien doit chercher à analyser et à canaliser ses pensées. Évagre en distingue huit qu'il appelle des « logismoï » (qu'on pourrait éventuellement traduire par pensées entêtantes), soit huit symptômes d'une malade de l'esprit ou de l'être, mettant l'homme en état de péché : gourmandise, impureté, avarice, acédie, colère, tristesse, vaine gloire et orgueil. C'est ce qui est sans doute à l'origine du système des péchés capitaux ; plus tard, Grégoire le Grand, en imposera sept.
Les derniers travaux de Gabriel Bunge[1] donnent une image plus mystique d'Évagre et permettent de prendre distance avec la critique intellectualiste que lui avait donnée dans les années 1950 certains auteurs comme Irénée Haussherr. Frances Young souligne que le propos d'Evrage sur le Christ est particulièrement évasif[2].
Œuvres et traductions
Évagre semble être le premier moine qui ait laissé une œuvre littéraire importante, dont une partie nous est parvenue sous des noms d'emprunts. La critique moderne a déjà beaucoup fait et a encore beaucoup à faire pour reconstituer l’héritage littéraire d’Évagre. Cette littérature de « sentences » ou « chapitres » — des sortes d'aphorismes dans la tradition des apophtegmes des Pères du désert — s'adresse généralement aux moines. Ses ouvrages les plus importants peuvent être ramenés à cinq ou six catégories :
CLIII sentences sur la prière
La Prière est un opuscule très répandu (CPG 2452), transmis dans la Philocalie sous le nom de Nil d'Ancyre. Il a été traduit plusieurs fois en français[3]. Le chiffre de cent cinquante-trois est une allusion aux cent cinquante-trois poissons de la pêche miraculeuse.
Elle se compose premièrement du Practicos, c’est-à-dire la vie active, l’ascèse, recueil de sentences destinées au commençant, en 100 chapitres (CPG 2430)[4]. Cet ouvrage a eu une influence considérable sur les Pères de l'Église en Orient comme en Occident, ceci par l'intermédiaire de Jean Cassien. Le chapitre XII contient une description célèbre de l'acédie, dégoût des choses spirituelles.
Elle comprend ensuite, pour le moine formé, le Gnostique, la vie contemplative, en 50 chapitres (CPG 2431)[5]. Cet ouvrage comme le suivant n'existe plus en grec qu'à l'état fragmentaire, et il faut se référer aux versions orientales (syriaque et arménienne) pour en connaître le contenu (aussi en arabe pour le suivant). Ce texte est le plus bref de la trilogie et sert de transition.
Les Kephalaia gnostica ou Problèmes sur la gnose, c’est-à-dire la contemplation (CPG 2432) sont la partie la plus étendue, en six groupes de 90 sentences (Centuries), 540 en tout, enseignements dogmatiques et ascétiques dont le désordre apparent cache une doctrine spirituelle très ferme, rendue suspecte par les condamnations anti-origénistes de 553[6]. Ces six groupes sont d'abord appelés six "siècles" avant qu'il ne soit précisé qu'ils correspondent aux six jours de la création[7].
Correspondance
LXII lettres (CPG 2437), adressées à des moines ou moniales rencontrés à Jérusalem comme Rufin, Mélanie l'Ancienne, Jean de Jérusalem. Fragments grecs, texte complet en syriaque et arménien.
Épître à Mélanie (CPG 2438). D'après Bunge, le destinataire serait plutôt Rufin. Texte syriaque seulement.
Lettre dogmatique sur la Sainte Trinité (CPG 2439). Écrite vers 380 à Constantinople, elle contient des traits autobiographiques (son origine du Pont par exemple). Elle a été transmise sous le nom de Basile de Césarée (Lettre VIII).
Sur les « pensées »
Les ouvrages suivants constituent d'une certaine manière des compléments au Practicos.
L'Antirrheticos (Réfutation) est un recueil biblique adapté à la lutte contre les passions (CPG 2434). Il est composé de sentences à opposer aux tentations du démon, divisé en huit livres, un contre chacun des huit péchés capitaux[8]. 487 tentations sont traitées, avec un verset biblique associé à chacune d'elles.
Sur les Pensées (CPG 2450)[9]. Ce traité, qui représente une étape ultime dans la progression spirituelle du moine, a pour sujet les mauvaises pensées qu'inspirent au moine les démons pour freiner sa progression spirituelle et l'empêcher de parvenir à la prière pure.
XXXIII chapitres (CPG 2442) sur la correspondance physique – spirituel, en grec seulement.
Gnomica (CPG 2443-2445) : trois séries de 24 ou 26 sentences tirées de la sagesse universelle, païenne ou populaire. En grec et syriaque (et en partie en arménien).
Traité à Euloge (CPG 2447) et les Vices opposés au Vertus (CPG 2448) sont adressés au moine Euloge. En grec avec des traductions syriaque, arménienne et géorgienne (+ éthiopienne et arabe pour le Traité).
XLIII sentences sur les mauvaises pensées (CPG 2450). Un tiers environ se trouve dans la Philocalie.
Des huit esprits de malice (CPG 2451) : en grec (attribué à Nil) avec des traductions en latin et dans toutes les langues de l'Orient chrétien, y compris le slavon.
Autres ouvrages de discipline monastique
137 chapitres sur la vie cénobitique (CPG 2435), écrits en distiques, destinés à un monastère auquel ils ont pu servir de « règle monastique ». Associés aux 56 chapitres pour une vierge (Sententiæ ad Virginem, CPG 2436), également écrit en distiques, l'ouvrage, transmis aussi en latin (entre autres langues anciennes), est connu sous le nom de « Miroirs ».
Protrepticus et paræneticus (CPG 2440) : sur la prière et autres matières de discipline monastique. En syriaque seulement.
Hypotypose (CPG 2441) : en onze sections, conservé en grec et syriaque.
Conseil aux moines (parænesis, CPG 2454) : cinquante-huit chapitres en deux recensions réduites à seize et quarante-deux (en grec et syriaque).
Commentaires bibliques et scholies
Évagre avait composé des Commentaires sur les Psaumes et des Commentaires sur les Proverbes, dont des fragments importants ont été conservés dans les Selecta in Psalmos d’Origène ou dans les fragments de son commentaire sur les Proverbes.
Traité pratique, ou Le Moine, trad. Antoine Guillaumont, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », no 170, 171, 1971, 2 vol.
Le Gnostique, id., 1989.
Kephalaia gnostica ou Problèmes sur la gnose : cf. Antoine Guillaumont, Les 'Kaphalia Gnostica' d'Évagre le Pontique et l'histoire de l'origénisme chez les Grecs et chez les Syriens, Seuil, 1962.
Scholies aux Proverbes, trad. Paul Géhin, coll. « Sources chrétiennes », 1987, 582 p.
Scholies à l'Ecclésiaste, trad. Paul Géhin, coll. « Sources chrétiennes », 1993, 208 p.
Sentences sur la prière, intro. et trad. de Sr Pascale-Dominique Nau, Rome, 2012.
À Euloge suivi de les Vices opposés aux Vertus, trad. Charles-Antoine Fogielman, coll. Sources chrétiennes, 2017, 534 p.
↑Gabriel Bunge, plusieurs ouvrages, Abbaye de Bellefontaine, collection spiritualité orientale.
↑Frances Young, From Nicaea to Chalcedon, Grand Rapids, Baker Academics, , p. 110
↑Par exemple Philocalie des pères neptiques : Composée à partir des écrits des saints pères qui portaient Dieu… Publiée pour la première fois par saint Nicodème l'Hagiorite à Venise, en 1782, Begrolles-en-Mauges (P. Boris Bobrinskoy), 1987, p. 47-65 [lire en ligne].
↑Traité pratique ou Le Moine, trad. Antoine et Claire Guillaumont, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », no 170 et 171, 1971, 2 t., 472 et 316 p.
↑Antoine et Claire Guillaumont, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », no 356, 1989, 216 p.
↑Chapitres gnostiques (Les six centuries des 'Képhalaïa gnostica'), versions syriaques et trad. Antoine Guillaumont, Firmin-Didot, 1958, 264 p.
↑(en) Frances Young, From Nicaea to Chalcedon, Grand Rapids, Baker Academics, , p. 108
↑Frankenberg, Abhandlungen der Königlichen gesellschaft der wissenschaften zu Göttingen. Philologisch-historische klasse, n.F. 13, no 2, 1912, p. 472-545; Cerf, coll. « Sources chrétiennes », no 640, trad. Charles-Antoine Fogielman, 2024.
↑Cerf, coll. « Sources chrétiennes », no 514, trad. Paul Gehin, 2007.
Sources
Pallade de Galatie, Histoire lausiaque (420), chap. 38, trad. du grec, Desclée de Brouwer, 1981.
Céline Hoyeau, « Évagre le Pontique, penseur de la vie spirituelle du désert », La Croix des 11 et .
Annexes
Bibliographie
Jean-Yves Leloup, Praxis et Gnosis d'Évagre le Pontique ou la guérison de l'esprit. Textes choisis et présentés, Albin Michel, coll. « Spiritualités chrétiennes », 1992, 109 p.
Gabriel Bunge, En esprit et vérité. Études sur le traité « Sur la prière » d'Évagre Le Pontique, Bellefontaine, « Spiritualité orientale », no 93, 2016.
Emmanuel Faure, Vivre le combat spirituel avec Évagre le Pontique, Artège, 2012.
Antoine Guillaumont, Un philosophe au désert. Évagre le Pontique, Vrin, 2004.
Gabriel Bunge, Akedia. La doctrine spirituelle d'Évagre le Pontique sur l'acédie, Bellefontaine, « Spiritualité orientale », no 52, 1997.
Gabriel Bunge, Paternité spirituelle. La gnose chrétienne chez Évagre le Pontique, Bellefontaine, « Spiritualité orientale », no 61, 1996.
Gabriel Bunge, Évagre le Pontique. Traité pratique ou le moine. Cent chapitres sur la vie spirituelle, Bellefontaine, « Spiritualité orientale », no 67, 1993.
Irénée Hausherr, Les leçons d'un contemplatif. Le traité de l'oraison d'Évagre le Pontique, Paris, Beauchesne, 1960.
Mathieu-Georges de Durand, « Evagre le Pontique et le “Dialogue sur la vie de saint Jean Chrysostome” », dans Bulletin de littérature ecclésiastique, 1976, tome 77, no 3, p. 191-206(lire en ligne)
Antoine Guillaumont & Claire Guillaumont, Évagre le Pontique, traité pratique ou le Moine, SC 170–171 (Paris : Éditions du Cerf, 1971).
Antoine Guillaumont, Évagre Le Pontique: "Le gnostique" ou, À celui qui est devenu digne de la science, SC 356 (Paris : Éditions du Cerf, 1989).
Antoine Guillaumont, Les six centuries des "Kephalaia Gnostica": édition critique de la version syriaque commune et édition d'une nouvelle version syriaque, PO 28, fasc. 1 (Paris: Firmin–Didot, 1958).
Paul Géhin, Claire Guillaumont, and Antoine Guillaumont, eds., Évagre le Pontique: sur les pensées, SC 438 (Paris : Éditions du Cerf, 1998).
Paul Géhin, Évagre le Pontique: scholies aux Proverbes, SC 340 (Paris : Éditions du Cerf, 1987).
Paul Géhin, Évagre le Pontique: scholies à l'Ecclésiaste, SC 397 (Paris : Éditions du Cerf, 1993).