GueonimLes Gueonim, Gaonim ou ghe'onim (hébreu: גאונים, sing. Gaon גאון) sont, au sens strict, les autorités juives halakhiques faisant suite aux Savoraïm (Sages qui avaient fixé le Talmud de Babylone), et rashei yeshiva (directeurs) des deux grandes académies talmudiques de Babylonie, Soura et Poumbedita. Le titre pourrait cependant avoir été antérieur, et fut revendiqué par les dirigeants de la Yeshiva en terre d'Israël. Le premier Gaon fut, selon la lettre de Sherira Gaon, Hanan d'Iskiya qui rouvrit la yeshiva de Poumbedita en 589 (4349 dans le calendrier hébraïque). On considère traditionnellement le décès de Haï Gaon, en 1038 (4798 dans le calendrier hébraïque), comme clôturant la période gaonique, bien qu'une académie talmudique ait subsisté à Bagdad. Comme cette période coïncide de près avec la première ère de domination musulmane du Moyen-Orient, certains historiens modernes étendent la période au XIIe siècle, date effective de la fin de ladite domination musulmane[1]. Au cours de cette période, le Talmud de Babylone est érigé en norme, au terme d'une lutte âpre entre le puissant centre babylonien et l'antique centre palestinien du judaïsme ; les Gueonim de Babylone développent la littérature des responsa et décrètent des taqqanot (règles, mises au point) sur des sujets pour lesquelles aucune règle n'avait été établie du temps de leurs prédécesseurs, assurant la direction spirituelle de la diaspora juive dans sa quasi-entièreté ; l'école de Tibériade impose sa version du texte massorétique, mais la vocalisation tibérienne de l'hébreu se perd ; le caraïsme, un courant contestant la tradition rabbinique se lève, et prône un retour à la terre d'Israël, en vue de hâter la venue du Messie ; le judéo-araméen cède le pas au judéo-arabe, à la suite de quoi une littérature judéo-arabe, fortement influencée par la culture musulmane, se développe et aborde des sujets extérieurs à la tradition, dont la poésie et la philosophie ; les premiers livres de prière sont élaborés ; la communauté juive établie en terre d'Israël est massacrée, et le centre d'études détruit, au cours de la Première Croisade, qui ensanglante également le judaïsme européen. Les débuts du gaonatBien que le titre de « gaon, » plus exactement « resh metivta gaon Ya'aqov » (scholarque fierté de Jacob, d'après Ps. 157:5), soit généralement associé aux directeurs des académies talmudiques babyloniennes de Soura et Poumbedita, on ignore à quel moment il entre en usage. Le Sifri (midrash sur le Lévitique de la période tannaïtique) l'attribue, au détour d'une exégèse, aux Tannaïm[2]. Sherira, sur le témoignage duquel est basé la séquence exacte des Gueonim, le considère également comme un titre ancien, et appelle Rav Achi (l'Amora qui amorça la compilation du Talmud de Babylone) « Gaon de Mata Meḥassya[3] » . Cependant, Sherira lui-même ne commence à utiliser le titre de façon conséquente que vers la fin du VIe siècle, « à la fin de la domination persane, » lorsque les écoles de Soura et Poumbedita reprennent leurs activités, après une période d'interruption lors des persécutions de Hormizd IV[4]. Il est donc justifié de faire débuter l'ère des Gueonim à cette date, d'autant plus que la période des Savoraïm ne peut être étendue jusqu'à 689, comme le pense Abraham ibn Dawd dans son Sefer haḲabbalah. Selon une vieille déclaration assez bien authentifiée, Rav 'Ina et Rav Simouna, qui vécurent dans le premier tiers du VIe siècle, étaient les derniers Savoraïm[5]. L'intervalle entre cette date et celle de la réouverture des écoles, peut être inclus dans la période des Savoraïm, et la période des Gueonim débute en 589, lorsque Mar Rav Ḥanan d'Isḳiya devint gaon de Poumbedita. Le premier gaon de Soura fut, selon Sherira, Mar Rav Mar, qui prit son poste en 609. Le titre de Gaon est également repris, à une date indéterminée[6], par les scholarques de l'académie en terre d'Israël, dont la principale s'appelle d'ailleurs Gaon Ya'aqov[7]. Les Gueonim de Babylonie s'adresseront cependant toujours à eux sous le titre de Rosh HaYeshiva ou 'Rosh Haḥavoura, leur refusant donc ce titre[6]. Fonctions des GueonimLes Gueonim babyloniens furent avant tout des scholarques, c'est-à-dire les directeurs des académies talmudiques, qui existaient déjà au temps de leurs prédécesseurs, les Amoraïm et Savoraïm. Ils entendaient poursuivre leur activité d'éducation du peuple juif. Cependant, si les Amoraïm avaient, par leur interprétation de la Mishna, élaboré le Talmud de Babylone, et que les Savoraïm lui avaient donné sa forme définitive, les Gueonim ne pouvaient plus, sauf cas extrêmement exceptionnels, ajouter à cet édifice ou le modifier. Ils firent donc du Talmud un sujet d'étude et d'instruction, sur lequel il était indispensable de s'appuyer pour rendre des décisions religio-légales. Seuls les cas où la situation ne se prête plus aux enseignements du Talmud, peuvent donner lieu à des arrêts non conformes au Talmud : Mar Rav Houna, Gaon de Soura et Mar Rav Rabba de Poumbedita (aux alentours de 670) en donnent un exemple dans le cas d'une épouse réfractaire, leur arrêt étant plus indulgent que les prescriptions talmudiques[8]. Des décrets de ce genre étaient promulgués conjointement par les deux académies, qui firent aussi cause commune dans la controverse avec Ben Meïr au sujet de sa réforme du calendrier juif[9].
Contexte historiqueLa période des Gueonim peut être divisée en deux époques, selon la nature des travaux qui nous en sont parvenus. La première époque, qui s'étend environ jusqu'à 750 EC, et se passe sous le régime des Omeyyades, est définie comme celle pendant laquelle seuls des responsa épars sont rédigés, tandis que la seconde, de 750 à 1050 EC, sous la domination abbasside, se caractérise par une relative abondance de livres, le judaïsme babylonien bénéficiant indirectement de l'installation de la capitale des Abbassides à Bagdad. Pour des raisons pratiques et théologiques, il est autorisé aux Juifs de s'auto-administrer en tant que minorité « protégée. » L'exilarque, d'ascendance davidique supposée, est reçu avec grande pompe à la cour des califes. Il s'entoure de Nessi'im, qui administrent les affaires publiques, des Gueonim, qui occupent la fonction législative et judiciaire, et de banquiers juifs influents à la cour, comme la famille Netira. Ils manient en outre la possibilité d'excommunier les membres ne se pliant pas à leur autorité. C'est au cours de la période des Gueonim, bien que pas nécessairement à Babylone, que sont achevées des œuvres majeures du judaïsme, parmi lesquels une part importante de la littérature midrashique, la messora, le niqqoud, la cantillation, les anciens ouvrages kabbalistiques comme le Sefer Yetzira ou les Heikhalot, sans compter les réalisations des Gueonim eux-mêmes. Travaux des GueonimÀ l'exception notable de Saadia Gaon, et des Gueonim après lui, la majeure partie de l'activité littéraire des Gueonim porte sur la détermination de la Loi et, plus accessoirement, de la liturgie juives. La forme privilégiée des Gueonim est le responsum, une épître plus ou moins longue envoyée en réponse à la question d'une communauté éloignée.
Les responsa jouent également un rôle séminal dans l'histoire du judaïsme: en 757, le gaon Yehouda ben Naḥman de Soura rédige un responsum aux Juifs résidant en terre d'Israël pour leur proposer d'adopter l'usage babylonien, mais ceux-ci refusent; vers 810, Pirkoï ben Baboï cherche à en faire autant avec les Juifs d'Afrique du Nord et, une trentaine d'années plus tard, Paltoï bar Abaye envoie aux communautés espagnoles le Talmud de Babylone agrémenté de ses propres commentaires. Il s'agit là des symptômes de la concurrence entre gueonim babyloniens, appuyés sur le Talmud de Babylone et tentant de faire de Babylone le centre fixe du judaïsme, et la Yeshiva d'Eretz Israël, centre historique du judaïsme, basée sur le Talmud de Jérusalem. Les académies babyloniennes possédant une sphère d'influence beaucoup plus grande que celle de Palestine, qui n'influe que sur la terre d'Israël, la Syrie, le Liban et l'Égypte, elles finissent par imposer au Xe siècle leurs lectures religieuses[10] et l'usage du Talmud de Babylone, devenu dominant, sauf dans le périmètre de la Yeshiva palestinienne proprement dit. L'un des derniers épisodes de cette rivalité est la controverse du calendrier, opposant Aaron ben Meïr aux gueonim et à l'exilarque babyloniens, soutenus par Saadia ben Joseph. Ce dernier parvient à arracher à la Yeshiva d'Eretz Israël le monopole de fixation de la date de la Pâque. L'ancien conflit, et la victoire des Gueonim se lit donc encore aujourd'hui dans l'usage majoritaire du Talmud de Babylone. Certains responsa ont survécu dans leur forme originelle; d'autres ne sont plus connus que par leurs citations dans d'autres travaux, ou par des fragments retrouvés dans la Gueniza du Caire. Ces responsa seront collectés et publiés sous forme de livres, notamment:
Deux ouvrages se singularisent dans le domaine de la Halakha, en ce qu'il s'agit de compilations de décisions, voire de tentatives de classification :
Cependant, les productions littéraires les plus notables sont celles de Saadia Gaon: ayant compris que l'exergue placée sur un enseignement halakhique basé sur la tradition orale était inutile face aux karaïtes qui, par définition, ne la respectaient pas, il entreprend de démontrer les faiblesses de raisonnement sur leur propre terrain: il rédige le premier commentaire rabbinique de la Bible connu, dans lequel il entend démontrer que la Bible ne peut se comprendre sans la tradition; ce commentaire, qui se veut concentré sur le sens simple des versets et la grammaire, réfute souvent les interprétations, tant exégétiques que halakhiques, des adversaires de la tradition. Les karaïtes se piquant de maîtriser l'hébreu, il entreprend de systématiser l'étude de la grammaire. Comme ses adversaires parlent au nom de la raison, il les affronte également sur le terrain de la philosophie. Il publie aussi des pamphlets contre le karaïsme, son fondateur, ou certaines de leurs opinions, notamment sur la fixation du calendrier hébreu. Ce faisant, il vise en outre à rapprocher les Juifs, arabisés pour la plupart, du judaïsme, en démontrant sa compatibilité avec la raison et la spéculation. Scholarques et exilarquesLe Gaon est, en théorie, totalement indépendant de l'exilarque, bien que les Gueonim des deux académies, ainsi que les autres membres éminents, soient tenus de lui rendre hommage[11], lors d'une cérémonie appelée Kalla Rabba (la « Grande Assemblée »). Certains décrets particulièrement importants doivent être signés par les deux Gueonim et porter le sceau de l'exilarque[12], comme c'est le cas par exemple de la controverse du calendrier, qui opposa le judaïsme de Babylone à Aaron ben Meïr[13]. Les Gueonim sont également habilités à examiner les documents et décisions provenant de la cour de l'exilarque[14]. En pratique, cependant, scholarques et exilarques en viennent avec le temps, particulièrement sous la dynastie abbasside, à entrer en concurrence, voire en conflit: les Gueonim, « parfois soutenus par les banquiers de la cour, montent en puissance. Certes, la fonction de rosh ha-gola perdure, mis l'essentiel de ses fonctions séculières passe désormais aux ghe'onim[10]. » On assistera même à la destitution d'exilarques, comme celle de Mar 'Ukba, orchestrée par le gaon Cohen Tzedek et ses partisans. En conséquence, les exilarques auront tendance à s'entourer de Gueonim leur étant dévoués, voire à nommer des contre-Gueonim lorsque le Gaon se fait trop gênant. L'élection d'un gaon se fait généralement par le collège de l'académie, en consultation avec le Gaon de l'académie concurrente, les Sages de l'académie même, puis l'exilarque. La décision doit être entérinée par le calife régnant. Le candidat est généralement choisi pour ses compétences, son ancienneté, parfois sa lignée, comme c'est le cas de Sherira Gaon, dont le père, Hanina, et le grand-père, Yehouda, avaient officié à ce poste, et à qui succède ensuite son fils, Haï. Il arrive toutefois que l'exilarque désigne de lui-même un individu selon des critères personnels; par exemple, les gueonim Mar Rav Samuel et Rav Yehoudaï de Soura, ainsi que Rav Naṭroï Kahana de Poumbedita, ont été nommés par l'exilarque Salomon ben Ḥisdaï. Inversement, et bien qu'il porte le nom de gaon, Aḥaï Gaon n'aura jamais été élevé à la dignité de Gaon, au vu d'un désaccord avec l'exilarque. À l'exception de ce dernier cas, cependant, il est veillé à ne pas porter atteinte aux intérêts des Gueonim: à la mort de l'un des deux concurrents, l'autre est officiellement et pleinement investi de l'autorité de Gaon. Séquence des GueonimLa liste suivante est basée sur la séquence établie par Sherira Gaon dans son Iggeret. Cependant, les dates sont tirées de Mamlekhet Israël betkoufat HaGueonim, du Prof. Moshe Gil.
Disparition des GueonimL'institution des Gueonim entre en déclin avec celui de l'empire abbasside. Sherira et son fils Haï sont emprisonnés sur ordre du calife Al-Qadir, pour un motif inconnu. Hizkiya Gaon, petit-fils de David ben Zakkaï et successeur de Haï à la tête de Poumbedita est torturé et, selon certains, exécuté par les Bouyides. Selon Graetz, ces évènements surviennent dans le cadre d'une montée du fanatisme religieux musulman, qui ne peut plus tolérer que les Juifs aient leur prince et leur chef. Abraham ibn Dawd Halevi rapporte une tradition selon laquelle, peu avant la fin de Soura, quatre Sages quittent l'académie babylonienne pour collecter des fonds. Capturés par un amiral andalous, ils sont revendus aux quatre coins de la Méditerranée :
Une lettre autographe de 'Houshiel, découverte dans la Gueniza du Caire par Solomon Schechter, et adressée à Shemaria ben Elhanan, tend à indiquer que ce récit d'ibn Dawd ne constitue qu'un mythe étiologique pour expliquer l'influence grandissante des yeshivot sous la dépendance des « captifs. » Il n'en est pas moins vrai que l'enseignement qu'ils dispensaient était celui des Gueonim. L'on considère généralement que la période des Gueonim se clôture à la mort de Haï Gaon, en 1038. Le titre de Gaon ne disparait cependant pas immédiatement en Babylonie: il désigne désormais aux directeurs de l'académie de Bagdad, qui n'ont cependant pratiquement plus de rôle à jouer dans la vie juive, sinon au niveau régional:
Notes et références
Voir aussiArticles connexes
Liens externes
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